jeudi 27 avril 2017

[ENTRETIEN] “LA NOUVELLE STRATÉGIE DU FN S’EST FAITE SUR L’IMAGE, SUR LE FOND, RIEN N’A CHANGÉ”

Dans son dernier film, Chez nous, Lucas Belvaux raconte comment Pauline, une jeune infirmière à domicile entre Lens et Lille, se laisse enrôler par un parti d’extrême droite, le Bloc patriotique, au point d’accepter de le représenter aux élections municipales. Toute ressemblance avec des situations existantes est assumée. Aucun manichéisme dans cette mise en scène bien documentée de la mécanique Front national.
Comment vous est venue l’idée de réaliser Chez nous ?
Le déclic est venu pendant le tournage de mon précédent film, Pas son genre (une histoire d’amour entre un professeur de philosophie parisien et une coiffeuse du Nord). Nous avons tourné à Arras, pendant la campagne des municipales de 2014. Le FN montait de façon inquiétante, il atteignait de 30 à 40 % des intentions de vote dans la région. On travaillait tous les jours avec les gens du coin, pour la plupart très sympathiques. Je me souviens d’une scène avec 200 figurants. Statistiquement, cela faisait de 60 à 80 personnes prêtes à voter FN. J’ai pensé à ma coiffeuse, le personnage de mon film. J’avais beaucoup d’estime et de sympathie pour elle, c’était une fille charmante, intelligente. Je me suis interrogé : est-ce que ma coiffeuse voterait Front national ? Et j’ai suivi cette idée.
L’un de vos objectifs était de dévoiler la face cachée du FN…
Quand les sondages nous disent que pour 50 % des Français environ, le FN n’est plus un parti d’extrême droite, c’est très effrayant ! Cela veut dire que leur stratégie de dédiabolisation a fonctionné. Mais elle s’est faite uniquement sur l’image ; sur le fond, rien n’a changé. Pendant la période de Jean-Marie Le Pen, le parti est passé progressivement d’un ultralibéralisme d’extrême droite à un parti plutôt fascisant, proche du MSI (parti d’extrême droite italien, à qui le FN a emprunté le logo), avec une base plus populaire et des appels du pied aux ouvriers, aux chômeurs. Mais toujours avec cette tendance totalitaire. C’est un vrai parti populiste ! Qui se réclame du « ni gauche ni droite », c’est-à-dire d’une communauté nationale homogène, sans différence de classe. Si l’on n’est pas d’accord avec eux, on devient un ennemi du peuple. C’est un parti – et cela se vérifie dans leur discours – qui désigne des ennemis et des cibles. Il vise les corps intermédiaires, les syndicats, les associations, le monde de la culture. Tout ce qui réfléchit à côté de la ligne devient un opposant. D’ailleurs, Trump ne dit pas autre chose quand il qualifie la presse d’ennemie du peuple.
belvaux028Comment avez-vous procédé pour mettre en évidence le double discours du FN ?
Je me suis beaucoup documenté sur internet : discours, analyses… La presse a fait son travail sur le Front national. J’ai aussi lu ce qui se raconte sur tous les sites et les forums liés à l’extrême droite, plus ou moins proches du FN, dans ce que l’on appelle la fachosphère. Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, toutes les névroses d’extrême droite s’y expriment, et elles n’ont pas changé.
Comprenez-vous les motivations des électeurs du Front national ?
Pour une grande partie d’entre eux il ne s’agit pas que d’un vote politique. C’est aussi un vote intime, qui a à voir avec la frustration et la colère. C’est un vote psychanalytique. Ma femme me quitte… je vote FN ! Je perds mon boulot, mon chien se fait écraser, mon fils rate ses examens… je vote FN. Toute fracture intime peut provoquer la bascule. Depuis les dernières municipales, le Front national a perdu 28 % de ses élus municipaux. C’est le cas, par exemple, à Hayange, où a été élu un jeune maire FN dont les adjoints ont rapidement démissionné, en déchirant leur carte. Beaucoup d’électeurs du Front national sont dans le déni, ils refusent de voir que c’est un vote d’extrême droite. Ils préfèrent croire que le FN est devenu le parti des ouvriers.
Les ouvriers ne sont pas les seuls touchés par la tentation du FN, qui progresse aussi chez les fonctionnaires. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Ce sont des professions de première ligne. Des gens qui sont au contact des souffrances, sociales et physiques, au quotidien. Les pompiers, les infirmiers, les policiers sont des professionnels qui dégustent. Ils ne se sentent pas soutenus. Sur les tournages, on côtoie beaucoup de policiers qui viennent soit pour couper la circulation soit pour de la figuration. Les policiers de la Brigade anticriminalité du bassin minier nous racontaient que leur périmètre d’intervention s’étendait sur 30 km. Quand ils sont à Béthune et qu’on leur demande d’intervenir sur une agression à Lens, le temps d’arriver et c’est trop tard. Le résultat est un sentiment d’impuissance terrible. Pendant les manifestations contre la loi Travail, au printemps dernier, alors qu’ils se donnaient à fond, en plan Vigipirate depuis des mois, ils se prenaient des pavés pendant des heures, ils n’en pouvaient plus… Maintenant, il y a d’autres solutions que de voter FN, parce qu’avec eux, cela sera pire !
belvaux032-RL’extrême droite peut aussi séduire les jeunes. Une scène très frappante du film montre un ado qui passe ses nuits sur un site non pas djihadiste, comme on s’y attend, mais de propagande fasciste.
Cela m’a été inspiré par une histoire vraie. Un gamin d’Annecy issu de la classe moyenne, d’une famille a priori sans problème, animait tout seul dans son coin un site ultraviolent d’extrême droite. Il a été repéré par la police, qui a débarqué un matin. Cette scène révèle aussi que notre regard est orienté. On voit un gamin sur internet, et la première chose à laquelle le spectateur pense est un site de radicalisation djihadiste, ce n’est pas un hasard. Je voulais aussi montrer à quel point les discours violents, comme ceux d’Éric Zemmour, qui à longueur d’émissions télévisées appelle quasiment à la guerre des religions, font monter la tension et le niveau de violence dans la société.
Chez nous est un film social, mais c’est aussi un film sur la politique. Pensez-vous que le cinéma politique, qui avait disparu des écrans, puisse faire son retour ?
Oui, c’est cyclique. Depuis les années 80, nous avons vu la fin des idéologies : la chute du Mur, une gauche gouvernementale qui s’est ralliée au libéralisme économique, des alternances de plus en plus floues sur les sujets sociaux. Les cinéastes ne savaient plus comment attraper le sujet. Le cinéma politique d’avant les années 80, avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, était un cinéma de dénonciation. Ça reviendra.
Vous avez grandi près de Namur (Belgique) dans un environnement marqué par une histoire sociale rude. Cela vous a-t-il influencé ?
Mon père était syndicaliste et enseignant ; ma famille du côté maternel appartenait au monde ouvrier ; mon grand-père était métallurgiste. La condition ouvrière d’avant 1914-1918 n’était pas loin des descriptions de Zola. Ma grand-mère, dont le père a été tué par la machine, a commencé à travailler à 12 ans, elle était dehors toute l’année à laver des vidanges. C’est son frère qui devait nourrir la famille. Ils ont vécu deux guerres mondiales, une occupation, un demi-siècle de lutte ouvrière et de militantisme. Il y avait de la dureté et de la violence dans les rapports de classe.
Cette notion de classes sociales n’a-t-elle pas été gommée, disqualifiée, au motif de l’émergence d’une classe moyenne ?
C’est une escroquerie de remettre en cause le concept de classes sociales. On peut dire ce que l’on veut, les intérêts des patrons ne sont pas les intérêts des travailleurs. Le principe du prétendu ruissellement [l’accumulation des richesses par les plus riches bénéficierait aux plus pauvres] ne fonctionne pas. Il y a des intérêts divergents entre les classes sociales et le principe de la démocratie, c’est de résoudre ces conflits-là calmement, sereinement, et de trouver des arrangements justes.
Pensez-vous que l’on assiste à une perte du sens de la solidarité ?
Il faut faire attention avec la solidarité : ce n’est pas une valeur intrinsèque propre aux classes populaires ; c’est de la mythologie. La solidarité s’est exprimée très fortement par le passé dans la classe ouvrière car elle était organisée, encadrée par les syndicats et les partis politiques de gauche. Il y a eu une sorte de storytelling pour souder les classes populaires et les mobiliser.
belvaux010Quelle est, selon vous, la place des artistes et des intellectuels dans le débat politique ?
Une offensive anticulture a été menée ces trente dernières années par la droite et l’extrême droite, la frontière entre les deux étant assez poreuse sur certains sujets. Dans les années 80, la droite a constaté qu’elle avait perdu la bataille de la culture. Les intellectuels de gauche tenaient le devant de la scène. Peu d’intellectuels, encore moins d’artistes, se réclamaient de la droite. Ce combat-là étant perdu, il fallait attaquer différemment. Une réflexion structurée a alors été menée, notamment dans le cadre du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, plus connu comme Nouvelle Droite), qui a fait un travail de sape. La parole des intellectuels et des artistes a été systématiquement délégitimée.
Florian Philippot a déclaré que Chez nous était “un film de bobos avec des bobos pour des bobos”. C’est de ce genre de propos dont vous parlez ?
Oui, c’est exactement ça. Et cela dure depuis trente ans. À la fin des années 90, par exemple, le mouvement de soutien aux sans-papiers avait mobilisé beaucoup d’artistes et d’intellectuels. À l’époque, chacun d’entre nous a reçu une lettre d’avertissement signée d’Éric Raoult (alors ministre de l’Intégration et de la Lutte contre l’exclusion), qui nous disait grosso modo : « De quoi vous mêlez-vous, vous les intellectuels de gauche, qui vivez dans les beaux quartiers ?! » La situation ne manquait pas d’ironie puisque je vivais à la Goutte d’Or [quartier populaire du 18e arrondissement] ! Petit à petit, ce discours a infusé, ils ont gagné cette bataille-là, ils ont réussi à nous décrédibiliser. Mais tout est cyclique, et l’on voit réapparaître des artistes et des écrivains engagés. J’ai confiance dans la nouvelle génération.

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