mercredi 26 octobre 2016

Sécurité : La grosse fatigue des personnels par Jérôme Citron et Nicolas Ballot

Le temps de travail des policiers et des gendarmes est un problème récurrent et maintes fois dénoncé, mais il atteint aujourd’hui des sommets. Certains agents accumulent des années de récupération qu’ils ne peuvent prendre. Une fatigue physique et psychologique s’installe. La situation n'est pas meilleure pour les militaires de l'opération Sentinelle ou les agents de la sécurité de la RATP.
État d’urgence, Cop 21, manifestations contre la loi El Khomri, Nuit debout et Euro 2016 dès le 10 juin, puis les festivals de l’été… Les forces de sécurité n’ont guère eu le temps de se reposer ces derniers temps et n’en auront pas plus l’occasion au cours des prochains mois. « Certaines compagnies de CRS ont été mobilisées jusqu’à vingt-huit heures d’affilée, résume Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du SCSI-CFDT, le Syndicat des cadres de la sécurité intérieure. Elles sécurisent la place de la République à Paris en soirée, puis prennent la route vers Nantes pour contenir les manifestants opposés à la construction de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes ou vont prêter main-forte à leurs collègues basés à Calais. Elles dorment quelques heures dans les bus sur le trajet, mais c’est loin de suffire quand ce rythme infernal ne faiblit pas depuis plusieurs mois. »
   
Le blues de la grande muetteEntre les « opex » (opérations extérieures) et Sentinelle, en place depuis les attentats de janvier 2015, les unités opérationnelles 
de l’armée sont sur le terrain en permanence… et complètement surchargées. Elles n’ont plus de « phase de respiration », selon le terme militaire consacré. « Or c’est impossible, pour des militaires, d’être sur le terrain 24 heures sur 24 : les soldats ont besoin de temps pour s’entraîner, se former et bien entendu se reposer et voir leur famille », explique Didier Moor de la CFDT-Défense. En plus de cette situation conjoncturelle, l’armée fait face à des saignées drastiques et structurelles dans ses effectifs depuis la RGPP (révision générale des politiques publiques, 2007) puis la Map (modernisation de l’action publique, 2012), qui ont déjà entraîné 54 000 suppressions de postes. La CFDT-Défense alerte depuis des années 
sur le fait que « les effectifs sont à l’os ». Seule bonne nouvelle, toute relative : les attentats ont suspendu les suppressions 
de postes. Cependant, les militaires qui assurent des opérations statiques devant des lieux de culte ou des écoles, et dont ils ont du mal à comprendre le sens, sont à bout. D’autant que, à cause de la vente du patrimoine immobilier du ministère, 
les casernes se font de plus en plus rares pour les héberger. Ils se retrouvent donc souvent loin de chez eux, logés dans 
des constructions modulaires.
   
Entre 2007 et 2012, 13 000 postes de policiers et de gendarmes ont été supprimés dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), qui prévoyait le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Cette politique comptable, qui a eu des effets très néfastes sur les conditions de travail des personnels en période dite normale, se révèle aujourd’hui catastrophique. Le gouvernement a bien annoncé la création de 9 341 postes (dont 5 744 pour la police et 3 199 pour la gendarmerie) entre 2012 et 2017, mais recruter et former ces nouveaux personnels demande du temps. Dans les faits, les effectifs arrivent au compte-goutte sur le terrain. Ironie de l’histoire, les quelque 10 000 militaires déployés dans le cadre de l’opération Sentinelle pour sécuriser les lieux à risque correspondent grosso modo aux postes supprimés par le passé. « Malgré la fatigue et la lassitude, les policiers sont conscients de leur responsabilité et restent extrêmement volontaires pour assurer leurs missions, analyse Jean-Marc Bailleul.Cela fait partie de notre culture professionnelle, mais les efforts demandés vont avoir des répercutions à long terme. » Il y a bien entendu les dégâts physiques dus à l’impossibilité de prendre ses jours de repos, mais il y a aussi les dégâts sur la vie personnelle. Quand on enchaîne les week-ends travaillés ou que l’on ne peut pas prendre ses congés quand on le souhaite, le quotidien de toute la famille est perturbé. Aujourd’hui, certains policiers ont accumulé jusqu’à un an de repos sur leur compte épargne-temps qu’ils ne peuvent pas prendre. Pendant l’Euro, par exemple, le gouvernement a décidé de limiter à 20 % le nombre de policiers qui pourront partir en congé.
La France rappelée à l’ordre par la Commission européenne
Cette question du temps de travail des policiers est loin d’être nouvelle. La France s’est d’ailleurs fait rappeler à l’ordre en 2014 par la Commission européenne pour non-respect de la directive « temps de travail » chez les cadres de la police. Le texte prévoit en effet que les salariés ne peuvent pas travailler plus de 48 heures par semaine et disposent d’au moins onze heures de repos consécutives toutes les vingt-quatre heures. Or la France a une fâcheuse tendance à considérer que ces règles pourtant obligatoires n’ont pas à s’appliquer à certaines professions comme les cadres de la police, les gendarmes ou bien encore les médecins hospitaliers.
En septembre 2015, 14 policiers du Service de la protection des personnalités ont même menacé de porter plainte contre leur hiérarchie, notamment pour mise en danger de la vie d’autrui. Ils dénonçaient alors des cadences de travail « infernales », des semaines sans jour de repos, des nuits sans heure de sommeil. Une démarche rarissime qui a conduit le gouvernement à créer de nouveaux postes en urgence. « Durant la Cop 21, par exemple, on a été choqué, renchérit Jean-Marc Bailleul. On a sollicité des fonctionnaires pour savoir s’ils pouvaient faire des vacations de vingt-quatre heures ! Ce n’est pas possible et c’est là-dessus qu’il faut qu’on avance. Prenons l’exemple de l’Allemagne : les commissaires de police ‘‘badgent’’ lorsqu’ils commencent et lorsqu’ils finissent leur journée. Alors que chez nous, c’est presque mal vu quand un policier demande à récupérer après une journée de travail de dix-huit ou de vingt heures. »
Aujourd’hui, une question trotte dans la tête des agents. Combien de temps vont-ils pouvoir tenir à ce rythme ? Pour le SCSI, la situation nécessite une plus grande priorisation des missions confiées à la police, mais cela nécessite de dire clairement lesquelles seront considérées comme secondaires. Un exercice toujours périlleux. « Nous demandons depuis plusieurs années que l’organisation du travail évolue et que les charges administratives soient allégées. La période difficile que nous sommes en train de vivre est peut-être l’occasion de passer du diagnostic aux actes »,conclut Christophe Rouget du SCSI-CFDT. 

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